Mais les deux complices, qui vivent en Israël, ont su se laisser convaincre, puisque leur roman graphique est publié aujourd’hui 18 septembre dans certains pays anglophones, et sortira le 4 octobre dans sa version francophone. Invités par l’éditeur français du journal, Calmann-Lévy, à présenter leur travail, ils sont venus à Paris pour une conférence de presse internationale. Tout comme Yves Kugelmann, représentant du Fonds Anne Frank, qui détient les droits du Journal initialement publié en 1947, et perpétue la mémoire d’Anne, conformément à la volonté de son père, Otto Frank.
Le Fonds voulait en effet sortir un roman graphique afin de toucher plus facilement les jeunes. « Nous avons initié ce projet après une longue discussion avec la famille d’Anne Frank, à savoir, les fils de son cousin aujourd’hui décédé, l’acteur Buddy Elias, a précisé Yves Kugelmann, venu, lui, de Bâle, en Suisse, où le Fonds est installé, dans la maison où la mère et la sœur d’Otto Frank tenaient une boutique d’antiquités. C’était un grand pas d’aller vers ce genre qu’est le roman graphique. La famille a toujours été très favorable aux films, aux pièces de théâtre, mais elle a moins la culture du graphisme. Or, si nous voulions atteindre les jeunes, qui lisent moins, il fallait qu’ils puissent visualiser le journal. »
Yves Kugelmann a donc affûté ses arguments. « Je leur ai dit : « Nous avons grandi entourés de livres, pas nos enfants. Il faut faire du journal quelque chose de plus visuel pour les toucher. C’est le livre idéal pour leur parler aux jeunes générations du racisme, des discriminations. »
Ces arguments ont trouvé un écho, notamment auprès de Ari Folman. « J’ai pensé à mes enfants, qui ne lisent pas beaucoup, sont connectés tout le temps. Je me disais, ils ne liront jamais le texte original, d’autant plus que le Journal d’Anne Frank n’est pas autant lu en Israël que dans d’autres pays. Je m’inquiète beaucoup du temps où il n’y aura plus de survivants pour leur parler de tout ça. Il faut utiliser un nouveau langage, prendre notre part dans ce travail de mémoire. C’est une mission. »
Tous deux n’avaient que de vagues souvenirs du Journal, qu’ils avaient dû lire lorsqu’ils étaient adolescents. « J’ai grandi dans une famille où j’ai toujours entendu les récits terribles de l’Holocauste, poursuit Ari Polonsky. Je me disais cette histoire, c’est assez banal ! » Mais ils ont été éblouis lorsqu’ils ont relu le journal pour l’adapter. « C’était un chef-d’œuvre ! »
Ari Folman et David Polonsky, qui sont également cinéastes, n’ont pas été sollicités au hasard. Vivant tous deux en Israël, ils sont aussi les auteurs de l’émouvant Valse avec Bachir, adapté en bande dessinée et en film d’animation, et qui se penchait sur la guerre du Liban et les massacres des camps de Sabra et Chatila. Le film a reçu le César du meilleur film étranger en 1942.
Leur roman graphique reste très fidèle au Journal, qui décrit la cohabitation difficile de la jeune Anne, Juive d’origine allemande, de ses parents et de la famille d’un des collaborateurs de son père, dans un appartement caché à l’arrière de l’entreprise paternelle, à Amsterdam. Les carnets débutent le 12 juin 1942, juste avant que la famille Frank entame sa vie clandestine, et s’achèvent le 1er août 1944, juste avant que les clandestins soient dénoncés et découverts. Tous seront déportés, et Anne et sa sœur Margot mourront du typhus en février ou mars 1945, dans le camp de Bergen-Belsen.
Bien sûr, les deux auteurs ont dû se livrer à un sérieux travail de concision. « Sinon, il aurait fallu 3 500 pages ! Ça nous aurait occupés dix ans », ont précisé Ari Folman et David Polonsky. Certains thèmes, qui étaient récurrents, ont été concentrés en quelques planches. Par exemple, les complexes d’Anne vis-à-vis de sa sœur Margot, qui était jugée plus sage, plus studieuse, plus gentille qu’elle, qui se considérait un peu comme le mouton noir de la famille. Ou l’obsession des clandestins pour la nourriture, dont ils étaient privés.
Autre écueil, les deux auteurs ont dû faire en sorte de ne pas se laisser paralyser par son statut d’icône. « Quand vous la voyez, sur cette fameuse photo de classe, elle n’est presque plus humaine », juge David Polonsky. Pourtant, il n’a pas été si difficile pour lui de la faire descendre de son piédestal. « Elle a écrit quelque chose de tellement vivant ! »
Très proche du journal, le roman graphique en reproduit certaines pages, sous forme de lettres à Kitty, l’amie imaginaire à laquelle Anne écrivait. Parfois, les deux auteurs ont extrapolé. Ils imaginent Anne à l’enterrement de sa mère, car elle souhaitait parfois sa mort, et avait des relations très tendues avec elle.
Si le roman graphique restitue les angoisses d’Anne sous forme de rêves, les deux auteurs se sont surtout beaucoup attachés à transmettre sa drôlerie et son talent d’écriture. « Quelle lucidité de la part d’une si jeune fille ! C’est un très grand écrivain. Nous avons été impressionnés par la qualité de son écriture, la finesse de son sens de l’observation, la façon dont elle brossait les portraits. »
Ari Folman et David Polonsky ne vont pas s’arrêter là. Ils vont adapter le Journal en film. Mais contrairement au roman graphique, qui s’arrête à la fin du Journal, le film s’attachera à décrire le terrible destin de la jeune fille après son arrestation.