Dans « Timbres en guerre » (*), les historiens nantais Alain Croix et Didier Guyvarc'h analysent le rôle clé joué par ce petit bout de papier dans la propagande au XXe siècle.
Raconter, à travers le timbre, l'histoire du monde en guerre et son impact sur la mémoire collective entre 1914 et aujourd'hui ! Trois ans durant et au terme de recherches et d'analyses parmi les 570.000 images dentelées produites sur la période, les historiens nantais Alain Croix et Didier Guyvarc'h ont relevé ce défi. « Personne ne s'était penché sur cette source à l'échelle planétaire. Nous avions le sentiment exaltant d'aborder un territoire vierge », s'enthousiasme ce duo passionné d'iconographie, à qui l'on doit « La Bretagne des photographes ». À ceux qui doutent de l'impact de ce moyen de communication en voie d'obsolescence, ce livre objecte qu'il fut l'un des plus grands médias de masse et qu'il s'agit de la première image mondialisée.
Génocide sous silence
Aidé par les catalogues spécialisés et par internet, le duo a dégagé un corpus de 9.000 références destiné à servir son propos. On y trouve les puissants émetteurs que sont la Belgique, la Russie ou les États-Unis mais aussi des pays plus éloignés du sujet, géographiquement ou politiquement, comme la Nouvelle-Zélande - traumatisée par la bataille de Gallipoli dans les Dardanelles - ou la République de Nauru, dont la population fut déportée par les Japonais. « L'approche globale permet de constater, d'une part, que partout, le timbre est un outil du pouvoir et que selon les pays, le travail de mémoire diffère sensiblement. Et les silences et les omissions sont souvent éloquents ». Ainsi, jusqu'en 1995 et la décision de créer une journée du génocide, le sort des populations exterminées dans les camps est ignoré par la philatélie, qui « reflète un complexe combat de mémoire entre l'histoire officielle et celle des vaincus ». Et même, lorsque le sujet est évoqué, les divergences sont énormes : quand la Pologne nomme explicitement le Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz, la Suède choisit, elle, de montrer... le portrait de son inventeur (Fritz Haber), prix Nobel en 1918.
Une arme redoutable
Depuis l'irruption épidémique des écrans, le timbre, comme la correspondance enveloppée qu'il estampillait, a perdu de son impact. L'importance du rôle joué par ce minuscule bout de papier est pourtant inversement proportionnelle à sa taille. Totalement contrôlé, l'outil a largement servi les états, pas seulement totalitaires. « Quand vous diffusez une idée ou une image à 10 millions d'exemplaires, vous possédez un levier idéologique redoutable », souligne Didier Guyvarc'h, qui parle même d'« arme de guerre », en rappelant que les surcharges apposées sur les timbres (la « war tax » des Anglais) permettaient aussi de lever des fonds.
Remarquablement documenté
Pour Alain Croix, l'usage idéologique du timbre hors conflit est encore plus passionnant à étudier. Il prend l'exemple des regards divergents posés par les deux Allemagne sur leur passé commun ou du discours nationaliste, héroïque jusqu'à la désinformation, de la Pologne. Pour la France, il cite le déséquilibre mémoriel entre Forces Françaises Libres, plutôt gaullistes, et mouvements résistants, de sensibilité communiste. « Après 1945, les communistes ont perdu la bataille du timbre. En apparence, avec 41 émissions d'images de résistants contre 37 FFL, c'est équitable. Sauf que si on compare les tirages, les premières ont été diffusées à 88 millions d'exemplaires contre 722 millions ». C'est une des innombrables entrées de ce livre, dense et remarquablement documenté. Incollable, si on ose le jeu de mots, il incite à porter un nouveau regard sur l'album du grand-père, et à constater que l'exaltation de l'identité nationale, qui revient sans cesse à la une aujourd'hui, est, au moins, vieille comme la philatélie. *« Timbres en guerre. Les mémoires des deux conflits mondiaux » aux Presses universitaires de Rennes, 29 €.