Ingénieur d’études au CNRS, Marie-Noëlle Postic a retracé dans son ouvrage intitulé «Sur les traces d’une famille juive en Bretagne», le destin tragique d’une famille juive roumaine exilée à Brasparts, à Pleyben, puis à Plounéour-Ménez, où elle fut arrêtée en 1942, avant d’être déportée puis exterminée, à Sobibor en 1943. A l’occasion de la sortie de ce récit, M. Prigent, professeur d’histoire, l’a invitée au
collège afin qu’elle explique la genèse de son livre et qu’elle transmette aux élèves de 3ème, l’histoire de ce couple et de leurs trois enfants qui, comme tant d’autres, furent victimes de la Shoah.
« Un livre, c’est deux choses à la fois : c’est un récit, une histoire, et c’est aussi un objet que l’on achète en librairie.Je vais vous raconter les deux. Ce livre raconte l’histoire d’une famille, les Perper : Ihil, le père, Sonia, la mère, et leurs enfants Rosine, Odette et Paul. Ils sont Roumains. Plus précisément, ils sont originaires de Bessarabie, une région très particulière qui a une histoire très compliquée.
La Bessarabie a d’abord appartenu à la Turquie, puis à la Russie, puis à la Roumanie depuis 1918. Ihil et Sonia sont nés Russes,
puis sont devenus Roumains. C’est une région où il y a beaucoup de Juifs. Les Perper sont Juifs.Dans les années 20-25-30, il y a en Roumanie un antisémitisme très fort. C’est pas confortable du tout d’être juif. En général, c’est très compliqué. Les Juifs subissent des humiliations, de la ségrégation, des violences physiques. Il y a de la chasse aux Juifs.
En particulier, les étudiants en médecine ne peuvent pas suivre leurs études comme ils le souhaitent.Ihil veut faire des études de médecine. Or, il y a un vieil accord qui date de Napoléon III entre la France et la Roumanie, pour favoriser la venue de Roumains afin qu’ils fassent leurs études de médecine. S’ils le veulent, ils peuvent même exercer en France leur profession. Victime de racisme dans son pays, Ihil se dit «Pourquoi pas émigrer ? »La France reste le pays des Droits de l’Homme pour tous ces peuples opprimés.
La Révolution française a reconnu les Juifs comme citoyens. Avant, ils étaient des parias. Il y a un mythe formidable de la France,
terre d’accueil et de tolérance. Ihil arrive à Nancy pour étudier dans une université relativement jeune qui accueille les étrangers.
Il rencontre à Nancy (ou avant ? ) Sonia, une jeune étudiante également originaire de Bessarabie. Ils se plaisent et ils se marient.
Ils ont une petite fille. Pas déterminée à rester en France définitivement, Mme Perper décide d’aller accoucher dans son pays où elle laisse sa petite Rosine deux ou trois ans chez ses parents, le temps qu’elle termine ses études en pharmacie.
On arrive dans les années 1935. Comme ça ne s’arrange pas pour les Juifs en Roumanie, autant rester en France.Comment les Perper sont-ils arrivés en Bretagne ? C’est un grand mystère. Vraisemblablement, les Bretons étaient une région déficitaire du point de vue sanitaire.Les Pepper s’installent à Brasparts. Sonia élève sa fille, elle ne travaille pas.
Ce sont des gens comme les autres qui se débrouillent. Ils se distinguent par leur accent, ils roulent les r et ils ne parlent pas breton.
La guerre arrive : c’est l’occupation nazie -je ne dis pas allemande : c’est un moment particulier de l’histoire des Allemands- dans une France dont le gouvernement, dirigé par Philippe Pétain, collabore. Non seulement, l’Etat français accepte l’occupation nazie mais il va au devant des désirs des nazis.Depuis 1933, Hitler est au pouvoir en Allemagne.
C’est un fanatique qui a mis au cœur de sa politique, la discrimination et surtout, l’élimination de ce qu’il considère comme des sous-races. Pour lui, il y a la race germanique qui doit rester pure et les autres races -ce que lui appelle des races- qui sont inférieures. Parmi les races dites inférieures, il y a les Juifs, les Tziganes et les Slaves en général. Selon Hitler, pour préserver cette espèce de pureté, il va falloir éliminer tout ce qui n’est pas germanique. L’extermination commence en Allemagne.
C’est une politique absolument abominable. Le gouvernement français collabore et aide à arrêter les Juifs. Il commence par les recenser. Les Juifs, qui ne savent pas ce qui les attend, vont aller spontanément dans les commissariats et les préfectures de police
se déclarer comme Juifs. Sur leur carte d’identité, on leur colle un tampon : «Juif». Ils n’ont plus le droit de se déplacer comme ils veulent. Lorsqu’ils déménagent, il faut qu’ils préviennent : «Attention, je viens de bouger». C’est le premier cube de cette traque.
Va suivre toute une série de mesures absolument incroyables. On leur interdit un certain nombre de professions. Du jour au lendemain, les Juifs n’ont plus le droit d’enseigner ni d’être avocats, artistes ou médecins.En 1940, Ihil Perper
n’a plus le droit d’exercer sa profession à Brasparts. Il quitte Brasparts avec sa famille et il obtient une espèce de dérogation pour pouvoir remplacer un médecin à Pleyben, qui est prisonnier de guerre. Il y a d’autres interdictions. On confisque aux commerçants leur commerce. Par exemple, à Morlaix, à l’entrée de la rue Gambetta, un fourreur voit son magasin, «L’ours blanc», confisqué. En outre, il ne peut pas toucher à son argent. Il existe toute une proportion de Juifs étrangers et de Juifs français depuis plusieurs générations, qui n’ont plus le droit de travailler. Ils n’ont plus d’argent. Le Docteur Perper fait des pieds et des mains pour essayer de nourrir sa famille. Ils en sont là. En 1940, à Pleyben, une espèce d’autorisation tout à fait partielle lui permet donc d’exercer. Pas longtemps.
Il faut rajouter que les Juifs n’ont plus droit à rien : ni radio, ni vélo, ni téléphone, ni même l’accès aux cabines téléphoniques. Pour un médecin, c’est d’autant plus compliqué. De plus, pas question d’aller dans les cafés ni de traverserles squares et les parcs. Par exemple, à Quimper, Gaston Jacob, le frère du grand poète Max Jacob, habite dans une maison près d’un square. Il est antiquaire.
Quand il rentre chez lui, il trouve plus simple de traverser le square. Un jour, il est arrêté en traversant le square. Il est déporté jusqu’à Drancy. Après, on n’en entendra jamais plus parler. Alors, comment les policiers peuvent-ils repérer facilement les Juifs ? On leur a collé une étoile jaune. Ils sont recensés, on sait où ils habitent. A partir de l’âge de six ans, les Juifs doivent porter l’étoile jaune.
Dans un square, ils sont repérables et identifiables tout de suite. Ils n’ont plus aucune liberté.Dans les grandes villes, il est difficile de se nourrir : chacun a des tickets de rationnement et a droit à une portion. Il fallait faire la queue des heures, dès 7 heures du matin. Les Juifs n’avaient pas le droit. Ils avaient le droit de venir entre 16 heures et 17 heures, quand il n’y avait plus rien. Ils n’avaient pas d’argent.
Ils n’avaient pas le droit de circuler. Imaginez la vie au quotidien de ces gens-là. C’est la vie que les Perper ont à Pleyben. Un moment, ils ne se sentent pas trop en sécurité. Ils quittent Pleyben et arrivent à Plounéour-Ménez. Ils sont bien accueillis, les gens
sont gentils avec eux. Ils habitent une petite maison, rue de la Libération, au n° 42. Il y a des briques autour des fenêtres. C’est une maison modeste.Ihil continue d’exercer plus ou moins officiellement. Des gens l’aident à manger. Des gens l’aident à se déplacer
pour rendre visite aux malades.Le couple attend un nouvel enfant, Paul. C’est un signe d’espoir. Ils pensent que la guerre ne va pas durer, qu’ils vont retrouver leur vie normale de citoyens, d’homme et de femme. Paul naît à Plounéour-Ménez ; il figure dans le registre des naissances.
En 1940-1941, les Juifs sont victimes d’interdictions et de rafles. Jusqu’en juillet 1942, ce sont les hommes qui sont arrêtés. En juillet 1942, quelque chose de terrible va se passer à Paris. On le sait car la police compte dans ses rangs, des Résistants. Des rumeurs persistantes annoncent une grande rafle à Paris et dans la banlieue parisienne. Des hommes se cachent.
C’est la course à la vie. Le 13 juillet 1942, la police ramasse tout ce qu’elle trouve : huit mille personnes sont arrêtées en quelques heures. Là, pour la première fois, les Parisiens assistent à des scènes d’horreur. Des vieillards, des enfants…tout le monde y passe.
Les huit mille personnes sont enfermées dans une espèce de stade : le Vélodrome d’hiver, où avaient lieu des courses cyclistes.Pendant trois jours, c’est l’horreur absolue. On ne peut imaginer que l’on puisse traiter des êtres humains ainsi. Ce n’est cependant que l’antichambre de l’horreur.Après, les Juifs sont conduits à Drancy, antichambre des camps d’extermination.Il y a des accords entre Français et Allemands pour avoir tous les Juifs. Ils sont considérés comme des stocks : il en faut tant pour les camps.
La rafle du Vel’ d’hiv’ n’a pas suffi : les nazis ont encore besoin de douze mille Juifs, d’où la nécessité de rafles complémentaires en province. Partout en France, des rafles vont avoir lieu les 9 et 10 octobre 1942, y compris à Plounéour-Ménez.
Avant tout, il faut rappeler le rôle joué par Jean Kerdoncuff. Fils d’un gendarme de Pleyber-Christ, Jean s’engage très vite dans la Résistance. Dans la gendarmerie où il habite et où les gens se parlent comme ailleurs, il a su que la famille Perper était repérée, visée.
Il prévient une première fois les Perper et demande au docteur et à sa famille de se mettre à l’abri. Il précise qu’il a des contacts, que la famille peut-être accueillie à Commana ou à Saint-Sauveur. Jean Chever, compagnon de Résistance de Jean Kerdoncuff , les y conduira.
Pour Ihil Perper, pas besoin de se cacher puisqu’il n’a rien fait de mal et qu’il travaille comme il peut, sans gêner personne. Les gens sont gentils avec lui. Pourquoi se cacher ? Jean Kerdoncuff a beau lui assurer que les Juifs sont traqués, le docteur Perper refuse.
Arrive le 9 octobre 1942. Jean Kerdoncuff apprend que la famille Perper va être arrêtée. Il prend son vélo, quitte la gendarmerie de Pleyber-Christ et se dirige vers Plounéour-Ménez. Voulant éviter une patrouille allemande qui le bloque à Ti Gréan, il fait un détour dans la campagne. Il fait nuit. Il se perd. Il arrive trop tard à Plounéour-Ménez. Les Perper ont déjà été arrêtés : le père, la mère et leurs trois enfants. Ils sont conduits à la gendarmerie de Morlaix et, le lendemain, à Rennes, avant d’arriver à Drancy.
Drancy est une ville de la banlieue nord de Paris, qui a servi de camp d’internement, avant la déportation vers les camps d’extermination. La plupart des Juifs mis à Drancy ne reste pas longtemps : quelques jours ou quelques semaines. Après, ils partent
mais ils ignorent où.
Il se trouve que certains métiers, tels que médecin, peuvent être utiles dans un camp accueillant plusieurs milliers de personnes. Les Perper vont rester six mois prisonniers à Drancy. Le camp est constitué de barres, devant normalement accueillir des logements sociaux qui ne sont pas finis, la guerre ayant interrompu leur aménagement. L’ensemble a la forme d’un U, qu’il suffit de barrer par des barbelés pour en faire un endroit clos, très pratique pour emprisonner les gens.
Grâce aux lettres que les détenus envoyaient à leur famille, on sait que des milliers de gens ont vécu là dans des conditions épouvantables. Ils crèvent de faim. Il n’y a aucune hygiène. Dans des appartements inachevés, se côtoient des femmes qui accouchent, des vieillards, des malades, des gens qui deviennent fous. Il existe une grande crainte : les épidémies. Tant de gens -dont un certain nombre de malades sont réunis dans un même lieu sans hygiène. Si une épidémie se déclare là-dedans, ça va être l’horreur. Les médecins juifs profitent de ce climat de panique pour essayer de faire sortir les enfants, dès qu’ils ont un peu de fièvre, le moindre truc. Les médecins disent alors : «Attention ! C’est très contagieux. Il faut absolument évacuer les enfants».
La petite Odette est sortie, l’avant-veille de Noël 1942. Elle est libérée de Drancy. On la colle dans un grand hôpital, qui s’appelle Claude Bernard, hôpital spécialisé dans les maladies très contagieuses. Pendant ce temps, son père, le docteur Perper, est prêt à tous les sacrifices pour sauver sa fille. Les parents sont en effet prêts à se séparer de leurs enfants, pour essayer de les sauver.
Le docteur Perper écrit au maire de Plounéour-Ménez et à un confrère de Morlaix, pour qu’ils prennent en charge Odette. Ces derniers écrivent à un organisme qui s’appelle l’UGIF, l’Union Générale des Juifs de France, hélas contrôlée par la police allemande, la Gestapo. Ils écrivent donc, ne sachant pas que leur courrier va être lu, pour essayer de récupérer Odette ; ils veulent bien la prendre et s’en occuper. Les autorités refusent. Le 24 mars 1943, Odette est rendue à ses parents : elle est renvoyée à Drancy. Le 25 mars, toute la famille est déportée : les Perper appartiennent à un convoi d’un millier de personnes, transportées dans des wagons à bestiaux jusqu’à Sobibor.
Plus connu, Auschwitz est un camp mixte : un camp de concentration et un camp d’extermination. Sobibor est un camp d’extermination, où les gens sont immédiatement gazés.
Ainsi s’achève une histoire dramatique où non seulement cinq vies ont été brisées,
mais aussi des espérances de vies : Rosine, Odette et Paul vivraient sans doute encore,
avec des enfants et des petits enfants.
Maintenant, je vais vous expliquer comment cette histoire est devenue un livre. Vous allez à Paris bientôt, vous allez visiter le Mémorial de la Shoah et vous verrez le Mur des Noms.Le terme de Shoah est préférable au terme d’holocauste employé par les Anglo-Saxons. Le terme d’holocauste est employé par les Anglais et les Américains, par référence aux sacrifices que les Hébreux accomplissaient dans le but d’honorer ou de calmer une divinité. Ces holocaustes étaient des actes volontaires.
Or, le génocide, dont ont été victimes les Juifs, n’est pas un acte volontaire de leur part. Au contraire, le mot Shoah est un mot particulier réservé à cette monstruosité que constitue le génocide perpétré par les nazis. 6 millions de Juifs ont été exterminés,
dont 76 000 Juifs de France : c’est énorme. Shoah est un mot sacré qui veut dire «Catastrophe» ; il exprime bien l’horreur.Au Mémorial de la Shoah, le Mur des Noms est une série de grands murs en marbre avec les noms, les prénoms et les dates de naissance
des Juifs de France morts dans les camps. Ces noms sont classés par année. A Plounéour-Ménez, j’avais lu la plaque figurant sous le porche près de la mairie. Je me souvenais que la plaque précisait que les Perper avaient été arrêtés en 1944.
Or, le 27 janvier 2005, j’étais invitée par une amie juive à l’inauguration du Mur des Noms. C’était bouleversant car chacun cherchait le nom d’un proche. C’était la première fois qu’ils voyaient le nom d’un parent sur une sorte de tombe.
Je me disais que ce n’était pas ma place car je sais où sont enterrés les membres de ma famille. J’ai alors cherché les Perper dans l’année 1944. Je n’ai pas trouvé et je suis allé voir les hôtesses d’accueil pour demander quelle est la démarche à suivre pour rajouter des noms. On m’a répondu que ce n’était pas simple et qu’il valait mieux revenir au Mémorial dans un mois pour voir ça, sans la présence de la foule immense, présente ce 27 janvier. Je suis revenue et on m’a dit que ce n’était peut-être pas la bonne date. J’avais du mal à le croire puisque c’était écrit sur la plaque.
Avec un ami, on a découvert que les Perper ont été déportés en 1943. C’est quand même pas croyable.On a mis si longtemps (elle a été inaugurée en l’an 2000) pour faire une plaque et elle est fausse. J’ai une maison à Plounéour-Ménez depuis un certain temps et ça m’a un peu agacé de constater cette erreur.
Je vais voir le maire de Plounéour-Ménez et je l’informe de l’erreur de date en précisant que, pour les Perper et pour l’Histoire, il serait normal de rétablir la vérité.
J’ai donc décidé de rassembler les documents nécessaires pour prouver qu’il fallait rectifier la date : c’est comme ça que c’est parti. J’ai fouillé dans les différentes archives et j’ai reconstitué l’histoire des Perper. J’ai étoffé en effectuant des recherches sur
l’ensemble des Juifs du Finistère.Beaucoup de choses ont été écrites sur la Shoah mais pas grand-chose sur des gens en particulier, et encore moins, sur les Juifs de Bretagne. J’ai envoyé mon manuscrit à Coop Breizh -je souhaitais un éditeur breton- et le livre
va bientôt être en vente.
Mon livre est intéressant à double titre. Il doit vous encourager, vous les jeunes, à parler de ces gens-là. C’étaient des gens comme les autres, qui avaient le droit de vivre et qu’on a tués.De plus, ce sont des histoires individuelles mais qui nous concernent tous.
Ils ont été tués au nom de l’intolérance. C’est une leçon. Les Perper doivent faire réfléchir. On les a tués parce qu’ils étaient différents. Certains n’acceptent pas les opinions politiques, religieuses, les façons d’aimer, les couleurs de peau. La peur de l’autre peut conduire à supprimer l’autre ! Or, la richesse de notre pays, c’est sa diversité. La France est une mosaïque et ce qui fait sa grandeur, c’est que les Français viennent de partout.
La campagne électorale a commencé et on entend des candidats dire qu’il faut rester «entre nous» !? Soyez vigilants. On n’est jamais à l’abri de mouvements d’intolérance. Il n’y a pas longtemps, en 1994, un autre génocide a eu lieu au Rwanda.
Notre différence fait notre valeur. »